Le jour où Paul Gauguin a quitté Marseille pour Tahiti

Au printemps 1891, Paul Gauguin rejoint Tahiti, loin de l’Occident. Il reviendra brièvement deux ans après, puis repartira. Pour toujours…

 En 1891, le peintre choisit Tahiti pour ses couleurs et son mode de vie.
En 1891, le peintre choisit Tahiti pour ses couleurs et son mode de vie. Institute of Fine Art Minneapolis/Superstock/Collection Dagli Orti

    « L'Indien » - le surnom de Gauguin, qui a grandi au Pérou jusqu'à ses six ans - en rêvait. Ce 31 mars 1891, il le fait. Il part enfin, en Océanie, chercher les îles, les couleurs, le mystère d'une autre manière de vivre. Un mois plus tôt, lors de la vente de ses tableaux pour financer le voyage, il s'est confié à un journaliste de l'Écho de Paris : « Je pars pour être tranquille, pour être débarrassé de l'influence de la civilisation. Je ne veux faire que de l'art simple, très simple. Pour cela, j'ai besoin de me retremper dans la nature vierge, de ne voir que des sauvages, de vivre leur vie… »

    Parole d'« Indien », parole tenue. Mais il part seul et ce n'était pas prévu. Le peintre espérait créer « un atelier des tropiques » au bout du monde. Les jeunes artistes de l'école de Pont-Aven qui avaient promis de l'accompagner, se sont dégonflé les uns après les autres. Le Pouldu, oui, Papeete, non. Sa femme aussi a décliné. Gauguin a tout fait pour que Mette et leurs cinq enfants l'accompagnent à Tahiti. Paul et Mette vivent pourtant séparés.

    Très séparés même, puisque son épouse, rencontrée à Paris, est retournée vivre à Copenhague avec les enfants. Lui a tenté une ultime médiation en se rendant au Danemark à la mi-mars, quelques jours avant le grand départ. Mette ne le suivra plus nulle part. Et encore, elle ne sait pas tout : une jeune maîtresse du très volage Gauguin, Juliette Huet, vient de tomber enceinte de lui à quelques semaines du grand départ. Paul laisse à cette dernière un peu d'argent comme solde de tout compte avant son lointain exil.

    Tahiti en vue, le jour de ses 43 ans

    Gare de Lyon. C'est sur ce quai, le dernier jour de mars, que débute le long voyage pour Tahiti. Paris-Marseille en apéritif. Dans ses bagages, un fusil pour chasser comme les Tahitiens, deux guitares, une mandoline et 3 000 francs. Le 1er avril, Gauguin monte à bord de l'Océanien, un paquebot confortable qui s'arrête à Nouméa en Nouvelle-Calédonie. De là, il devra encore attraper un bateau pour Tahiti.

    L'impressionniste devenu solitaire peste déjà. Il aurait mieux fait de passer par New York et San Francisco pour rejoindre la Polynésie française plus rapidement. Mais il a choisi le ticket le moins cher. À bord, il écrit à Mette : « Voilà 30 et quelques jours que je mange, bois, et le reste regardant stupidement l'horizon. Les marsouins sortent quelquefois des lames pour nous dire bonjour, et c'est tout. » L'ennui avant le paradis.

    Paul Gauguin en mars 1891./Rue des Archives/PVDE
    Paul Gauguin en mars 1891./Rue des Archives/PVDE Institute of Fine Art Minneapolis/Superstock/Collection Dagli Orti

    Le 12 mai, le futur auteur de « Noa Noa », récit de son premier voyage dans le Pacifique, arrive enfin à Nouméa. Un ancien voilier de la marine nationale part le 21 pour Tahiti. Une aubaine : le peintre, nanti d'un vague bordereau de mission officielle pour peindre les colonies, n'a qu'à débourser 60 francs pour monter à bord dans le carré des officiers.

    Après 17 jours de navigation dans des conditions beaucoup plus rudes que sur un paquebot, Gauguin aperçoit la Polynésie le 7 juin, le jour de ses 43 ans. Un signe du destin, se dit-il en s'offrant un premier contact dans la petite île de Tubai, avant d'arriver enfin à Papeete le 9 juin. Le peintre de la sauvage mais proche Bretagne a quitté Paris il y a plus de deux mois. Ses premières impressions le déçoivent : les missionnaires obligent les vahinés à porter un chapeau de paille. Papeete est une ville colonisée par les petits Blancs, tout ce que Gauguin déteste.

    Moqué pour ses cheveux longs et sa petite taille

    Quand il débarque de la chaloupe, le peintre déclenche les rires sur le quai. À l'opposé des fonctionnaires coloniaux, il porte les cheveux longs et, avec son chapeau de cow-boy et son accoutrement bohème, les Tahitiens le prennent pour un « mahu », un homosexuel.

    Dans l'archipel, encore aujourd'hui, « mahu » désigne ces hommes habillés en femmes très bien accueillis par la population. Aucune discrimination. Mais les autochtones ne pensaient pas en découvrir un parmi les notables venus de Paris… La petite taille du peintre, 1,63 m, ajoute à l'hilarité des passants. Gauguin finit par en rire lui-même et se fait rapidement couper les cheveux.

    Une vue du port de Papeete, à Tahiti, vers 1900./Coll.S. Kakou/Kharbine-Tapabor
    Une vue du port de Papeete, à Tahiti, vers 1900./Coll.S. Kakou/Kharbine-Tapabor Institute of Fine Art Minneapolis/Superstock/Collection Dagli Orti

    Papeete n'abrite alors aucun hôtel. Le rebelle de l'art suit docilement le jeune lieutenant d'infanterie de marine qui accueille la délégation officielle.

    Complètement désorienté, l'auteur du « Christ jaune » repense sans doute à une lettre écrite à Mette quelques mois avant son départ : « Puisse venir le jour (et peut-être bientôt) où j'irai m'enfuir dans les bois sur une île de l'Océanie, vivre là d'extase, de calme et d'art. Entouré d'une nouvelle famille, loin de cette lutte européenne après l'argent. Là, à Tahiti, je pourrai, au silence des belles nuits tropicales, écouter la douce musique murmurante des mouvements de mon cœur en harmonie amoureuse avec les êtres mystérieux de mon entourage. »

    Il voulait fuir l'Europe et sa bourgeoisie. Mais voilà qu'il débarque en petit colon sans le sou. Et puis, ce visionnaire a des hauts et des bas dignes d'un grand huit de fête foraine. En Océanie, il tentera même de se suicider. Peu avant son départ, il confiait à son ami peintre Charles Morice : « Je n'ai jamais été aussi malheureux ». Peut-être la pression est-elle trop forte ?

    Une semaine avant son départ, le 23 mars, un banquet a été organisé en son honneur au café Voltaire, place de l'Odéon, à l'instigation de Mallarmé, prince des poètes qui lui porte un toast : « Buvons au retour de Paul Gauguin, mais non sans admirer cette superbe conscience qui, en l'éclat de son talent, l'exile pour se retremper, vers les lointains et vers soi-même. » Sera-t-il à la hauteur de ces attentes?

    Vahinés et tanés, merveilleux modèles

    Le soir même de son arrivée à Papeete, la nostalgie l'assaille. Il écrit à Mette, sans cesse quittée, jamais oubliée : « En tout cas, je crois que je vais gagner de l'argent ici… Beaucoup de bons baisers aux chers enfants et pour toi les meilleurs de ton fidèle amant et mari. » Le Journal officiel de la colonie annonce le 11 juin l'arrivée de « Paul Goguin ».

    Ce soir-là, l'artiste se prépare à une entrevue avec le roi Pomare V, symbole du pouvoir local que Gauguin imagine comme un souverain exotique protecteur des arts. Manque de chance : le lendemain matin, des coups de canons annoncent la mort du dernier roi de Tahiti.

    Les jours suivants, le coloriste s'immerge dans la foule, très marqué par les funérailles rassemblant le peuple polynésien au cœur duquel il hume pour la première fois l'âme maorie. La beauté des masques traditionnels lui ouvre enfin la porte des rêves, loin de la morose réalité du Cercle militaire qu'il délaisse.

    Il loue une case au pied de la montagne et cultive de nouvelles relations. Quelques colons comme le pharmacien Suhas ou le glacier Drollet, mais surtout des Tahitiens. À l'absinthe des petits Blancs de Papeete, il préfère le rhum bon marché. Il fait poser beaucoup de vahinés et aussi de tanés (hommes) et s'émerveille de leur aptitude à tenir très longtemps la pose.

    Deux mois après son arrivée, l'ancien banquier qui avait tout abandonné pour devenir peintre n'a déjà presque plus d'argent, et s'est aliéné la protection des coloniaux de haut rang parmi lesquels il a refusé de parader. Le début d'un long divorce avec la bonne société. Gauguin reviendra en France en 1893, puis repartira, mais encore plus loin cette fois : aux Marquises, bout du bout de l'archipel polynésien. Il y trouvera, enfin, ces couleurs qu'il a cherchées toute sa vie. Il y peindra les tableaux qui l'ont fait entrer dans l'histoire de l'art, entre mélancolie et paradis.

    Silence sur la « colline Gauguin »

    Gauguin est mort à 54 ans, en 1903, à Atuona. C'est là qu'il est enterré, sur l'île de Hiva-Oa, aux Marquises, à 1 400 km de Tahiti, aux confins de la Polynésie française. Au détour d'une vallée, lors d'un reportage, on nous parle de « la colline Gauguin ». Ce n'est pas une expression que vous trouverez dans les guides. Gauguin a officiellement vécu avec trois très jeunes Polynésiennes. Il a laissé un fils et une fille… en plus de ses cinq enfants franco-danois, et de celui de sa maîtresse française !

    Dans une épicerie, on croise un vieux monsieur marié à l'arrière-petite-fille du peintre. On le regarde plein de curiosité, mais son visage se ferme quand il comprend qu'on a envie de parler de l'illustre aïeul venu de la métropole. Sujet tabou.

    À Tahiti, un descendant de Gauguin et sa fiancée posent avec une toile de l’artiste./Hélène Roger-Viollet
    À Tahiti, un descendant de Gauguin et sa fiancée posent avec une toile de l’artiste./Hélène Roger-Viollet Institute of Fine Art Minneapolis/Superstock/Collection Dagli Orti

    C'est presque une malédiction de faire partie de l'arbre généalogique de l'artiste. « Ici, c'est le quartier Gauguin des descendants, comme on appelle cette colline, lâche un guide local. Ils n'aiment pas parler, parce que l'artiste n'a pas bonne réputation. »

    On a dit qu'il avait la syphilis. Des analyses récentes, à partir de l'ADN de ses dents cariées retrouvées au fond du puits de sa « maison du jouir », auraient prouvé qu'il n'en souffrait pas, mais qu'il avait en revanche un eczéma très grave à la jambe. Les Marquises colonisées et catholiques n'aimaient pas le vieux loup solitaire et blessé, avide de chair fraîche. « Les gens disaient : Il a des pustules aux jambes parce qu'il n'a pas la grâce de Dieu », raconte l'ancien maire d'Atuona. Maudit jusqu'au bout.

    À lire : « Gauguin », de David Haziot (Fayard), biographie d'une étourdissante précision.