Emmanuelle Devos : « Il faut venir me chercher si l’on me veut »

Dans Un silence, de Joachim Lafosse, l'actrice, au côté de Daniel Auteuil, est parfaite en mère d'une famille dysfonctionnelle, qui s'est tue pen­dant trente ans. A la ville, en revan­che, Emmanuelle Devos est bavarde comme on aime : la fantaisie côtoie l'intelligence et la légèreté, la profon­deur. C'est de plus en plus du côté de la comédie que le cinéma l'emmène. Normal, quand on sourit autant qu'elle à la vie. Son talent, unanimement reconnu, n'est en effet pas près de se taire.
Valérie Robert
Emmanuelle Devos : « Il faut venir me chercher si l’on me veut » OLIVIER BORDE / BESTIMAGE

Est-il vrai que vous aviez commencé par refuser Un Silence ?

Oui, parce que le scénario était axé sur l'homme du couple, sur son regard, même si le personnage d'Astrid était déjà très développé. Or ce qui me semblait essentiel était son silence à elle. J'ai donc dit non et, trois mois après, Joachim Lafosse est revenu me proposer le scénario retravaillé.

Ce long­-métrage est nécessaire. Il a pour sujet l'inceste, la honte, le silence, le déni. Avec MeToo, j'espère que l'on va de plus en plus se préoccuper de cette bombe atomique qu'est l'inceste, qui détruit la vie de tellement de gens.

L'histoire de ce film est folle, car il a été aussi très long de trouver l'acteur pour jouer le mari avocat. Daniel Auteuil a dit oui, ce qui est courageux, parce que ce n'est pas un rôle facile. Dix­huit ans après l'Adversaire, de Nicole Garcia, je le retrouve et cela a été une vraie joie.

Astrid s'autopersuade que tout va bien...

Son mantra, dans le film, c'est toujours : « Mais on en a parlé, il s'est excusé, c'est fini tout ça », elle l'énonce tout le temps. Surtout, ils n'en parlent jamais entre eux. Pendant des années, rien ne se passe, mais son mari, avocat de la partie civile dans une affaire de pédophilie, a lui­-même des pulsions pédophiles. Elle sait, mais ne dit rien. Mon rapport à elle est très complexe. J'ai lu beaucoup de livres et écouté de nombreux podcasts sur l'inceste, sur le mensonge.

Était-il difficile de jouer un tel personnage ?

J'ai ressenti physiquement un poids énorme sur le plexus solaire avant chaque scène ! Pourtant, j'ai tout adoré sur ce tournage : Joachim, l'équipe, la ville de Metz, mon hôtel.

J'étais très heureuse, mais le poids du silence m'oppressait. Se taire est très mauvais pour la santé. Le déni provoque sans doute des maladies physiques. J'ai perdu mes cheveux par poignées deux mois après la fin du tournage. Je pense que c'était vraiment une réaction liée au choc émotionnel.

Depuis, moi qui avais la chance de ne pas trop en avoir, des cheveux blancs sont apparus ! Quand vous jouez, le corps ne fait pas la différence entre le faux et le vrai. Bien sûr, jamais un rôle ne m'a jetée dans une dépression. Je joue avec mes émotions et elles sont vraies, mes larmes aussi. Quand j'y repense, je ne pourrais pas refaire ce film. De toute façon, on n'envisage pas non plus un remake ou Un silence 2, le retour !

Quel rapport avez-vous au silence ?

J'ai l'impression de trop parler. Il faudrait que je me taise par moments, car je raconte aisément mes états d'âme… Maintenant, je suis un peu plus secrète. En fait, il faut plutôt choisir à qui l'on parle. Quelquefois, je fais des promesses que je ne tiens pas, pourtant je suis sincère sur l'instant. C'est vrai, j'ai trop d'enthousiasme ! Il faut que je le calme un peu. Même si je veux garder une fraîcheur par rapport aux projets, à la vie en général.

Vous avez souvent tourné avec les mêmes cinéastes. Avez-vous envie de nouveaux noms ?

Je ne réponds jamais à cette question, car cela me gêne atrocement de dire avec quel réalisateur je voudrais travailler. J'ai fermé mon compte Instagram. Ce n'est pas à moi de faire ma propre publicité en postant des bandes-annonces, par exemple. En général, je ne veux pas me mettre en avant, il faut venir me chercher si l'on me veut. Je le revendique presque, et ce de plus en plus. Je trouve ça plus sain.

Les jeux de pouvoir apportent trop de malheurs.

En tant qu'actrice, avez-vous du pouvoir ?

Je ne l'ai jamais recherché. J'en ai un peu, sûrement, mais je n'abuse pas d'un statut. Je déteste ça. Je n'ai jamais été charmée par des hommes puissants ou très riches. Pour moi, c'est antisexy au possible ! J'ai été élevée par une mère pour qui la culture, la gentillesse, la liberté étaient des valeurs cardinales et pas du tout : « Il faut que tu gagnes ta vie, que tu te battes. » Je n'ai pas entendu de discours guerrier à la maison. C'est très sain. Ma mère m'a vraiment donné la clé pour la liberté d'être, face aux autres, comme l'on est, sans entrer dans un rapport de jalousie, parce que, finalement, compétition égale rivalité, stress, maladie et perte de cheveux ! [Rires.]

Que pensez-vous de votre carrière ?

Elle est top et elle me va très bien. Mon chéri me disait encore ce matin que j'avais de la chance de ne jamais avoir été cataloguée. Je ne sais pas pourquoi, c'est comme ça.

C'est une chance d'avoir fait la comédie Noël joyeux, sortie en décembre, et Un silence. Je n'ai pas de quoi me plaindre.

Il semblerait que votre appétit se tourne vers la comédie, non ?

Plus je vieillis, plus je sens que les rôles difficiles m'atteignent. Peut-être qu'avant j'avais plus d'insouciance. Ce n'est pas pour autant que je ne vais faire que des guignolades, mais j'ai sans doute envie de rôles de composition que je n'ai pas encore interprétés. Bien sûr, on ne peut pas refuser un très beau rôle dans un très beau film. Même s'il est tragique, je sais que je vais y aller.

2024, c'est votre année ?

Après Un silence, il y aura l'Homme d'argile*, un premier film très original d'Anaïs Tellenne. Il remporte pas mal de prix du public dans les festivals, ce qui est toujours bon signe. J'ai aussi tourné Pourquoi tu souris ?, une comédie sociale de Christine Paillard et Chad Chenouga. J'ai retrouvé Anne Fontaine, que j'adore, pour Boléro**, sur la vie du compositeur Maurice Ravel, interprété par Raphaël Personnaz, qui a fait un travail inouï. Je joue Marguerite Long, la pianiste et amie du compositeur. Elle lui disait tout le temps : « Mais, vous ne savez pas jouer vos œuvres, Maurice ! C'est moi qui vais les jouer. » C'est un rôle assez comique. J'ai tenté d'apprendre le Concerto en sol de Ravel, mais c'est impossible. J'ai juste eu les six premières mesures.

Et que devient la commissaire de B.R.I, diffusé sur CANAL+ ?

Je n'ai qu'une envie : retrouver ma Ferracci. Nous allons entamer le tournage de la saison 2. J'aime ce rôle de manière même un peu surnaturelle. J'aurais rêvé d'être inspectrice et j'ai aussi eu longtemps le fantasme de jouer dans un film d'espionnage, car j'adore ce genre, c'est ma passion. Avec Jérémie Guez, le réalisateur de la série, on s'est bien trouvés. Il est brillant. Encore une fois une rencontre passionnante, j'ai vraiment de la chance ! Ce rôle requiert une grosse préparation physique. J'ai suivi une formation de maniement des armes, je suis allée tirer dans les sous-sols de la PJ. Je n'aime pas ça, mais savoir comment on dégaine, comment on recharge un G36 ou un Glock, est intéressant. Jérémie m'a promis que Ferracci allait sortir un peu de son bureau pour partir en mission.

J'apprécie le format de la série.

Savez-vous dire non à un rôle ?

Je dis très peu oui. Je n'ai jamais regretté. J'aurai 60 ans en mai, et, à mon grand âge, je commence à me connaître, il est temps ! S'il y a un avantage à celui de vieillir, c'est bien celui-là. C'est vrai que c'est moins marrant, on perd en vélocité, mais on gagne en lucidité et ce n'est pas plus mal. Je me trouve plus éveillée et aguerrie que plus jeune.

On peut regretter sa silhouette ou la peau de ses 40 ans, mais, franchement, je m'en fiche, si c'est pour gagner en bonheur et en sagesse.

Un silence, de Joachim Lafosse, sortie le 10 janvier. * Sortie le 24 janvier. ** Sortie le 6 mars.

le 07/01/2024