Emmanuelle Devos : « Dans la vie, je peux être sauvage »

En trente ans de carrière, quatre-vingts films, deux Césars et un Molière, elle surprend encore. La preuve avec « Mes jours de gloire » et « les Parfums », deux films dans lesquels elle incarne respectivement une psy et un nez. Conversation avec une actrice instinctive et cérébrale.
Propos recueillis par Clara Géliot
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Vous êtes bientôt à l'affche de Mes jours de gloire. Qu'est-ce qui vous a séduite dans ce projet ?
Emmanuelle Devos - Avant même le scénario, c'est Antoine de Bary, le réalisateur, qui m'a séduite ! C'est un homme rare, doté d'une grande richesse intérieure, dont j'aime l'humour et le recul qu'il peut avoir sur la vie. Et puis j'aimais l'idée d'incarner la mère de Vincent Lacoste, que je n'avais pas retrouvé depuis les Beaux Gosses. Lui, c'est une personnalité et un acteur-né, un caméléon qui peut me faire croire sans peine à tout ce qu'il joue.

Cette mère que vous incarnez est-elle très différente de celle que vous êtes dans la vie ?
Emmanuelle Devos - En tant que psy, elle a tendance à tout analyser et se montre interventionniste dans la vie de son fils. C'est assez cruel, car ces deux-là se parlent, mais ne se disent pas les bonnes choses. Evidemment, le personnage de Vincent Lacoste n'est pas un garçon facile, mais ses parents sont assez dysfonctionnels aussi. Moi, dans la vie, j'ai la chance de pouvoir beaucoup échanger avec mes fils, qui se confient volontiers à moi. Après les affrontements de l'adolescence, je trouve très agréable cette période où ils font leur entrée dans l'âge adulte, car on se retrouve et on peut aborder ensemble de nombreux sujets. Et puis c'est émouvant d'être face à des personnes que l'on connaît à la fois très bien, mais dont on ignore une partie de leur vie de jeune homme.

Et vous, quelle jeune fille étiez-vous ?
Emmanuelle Devos - Au sortir de l'adolescence, j'étais assez flottante. A 20 ans, j'alternais les cours de théâtre, des petits boulots alimentaires et mes premiers rôles. En repensant à cet âge, j'ai des sueurs froides, car je l'associe à une vraie période d'incertitude. Je m'accrochais à l'envie de devenir comédienne depuis mes 15 ans, mais je ratais tous mes castings et le vivais assez mal. Heureusement, mes parents évoluaient dans ce métier et pouvaient me rassurer : ils me disaient que j'étais douée, qu'il fallait être patiente et que ce n'était pas plus mal de galérer un peu parce qu'après il faudrait durer. Aujourd'hui, j'essaie à mon tour d'insuffer à mes fils cette confiance puisqu'ils ont, eux aussi, choisi d'exercer le même métier.

En mars, vous serez l'héroïne des Parfums, une femme nez qui n'a pas un contact facile avec les autres. Comment vous êtes-vous glissée dans sa peau ?
Emmanuelle Devos - Je n'ai pas eu de problème d'identification car, à la lecture du scénario, je me suis totalement retrouvée dans le personnage d'Anne Walberg ! [Rires.] Ce n'est plus trop le cas désormais, mais j'ai longtemps eu du mal avec la socialisation et les convenances. J'étais incapable de regarder les gens dans les yeux, ce n'était même pas de la timidité mais de la sauvagerie ! Mon métier m'a un peu aidée à surmonter cette gêne, mais me rendre à une soirée mondaine reste une souffrance car, en dehors de ma vie professionnelle, je n'aime pas du tout me faire remarquer. C'est pour-quoi j'ai tout de suite compris l'enfermement que ressent cette femme et sa diffculté à en sortir. Et ce que j'ai trouvé très beau dans son histoire, c'est que son chauffeur, qu'incarne merveilleusement Grégory Montel, va l'encourager à s'ouvrir au monde, à regarder les gens en face et à comprendre qu'il n'y a pas que les parfums dans la vie.

Dès que je joue, les sensations sont décuplées et la sensibilité est exacerbée.

Ce duo avec Grégory Montel s'est-il créé naturellement ?
Emmanuelle Devos - Oui, très vite, car Grégory est un homme adorable et curieux des autres. Ayant déjà tourné l'Air de rien sous la direction de Grégory Magne, il est arrivé en premier sur ce projet et j'ai rejoint l'équipe après. Entre nous, ça a marché facilement, mais il faut dire que j'ai toujours un bon contact avec mes partenaires. Autant, dans la vie, je peux être sauvage, autant, dans le travail, j'aime prendre une part active à l'ambiance du film. C'est important de rassembler les troupes : l'acteur principal doit être l'ambassadeur d'une écriture, d'une histoire, mais aussi, et surtout, du metteur en scène.

Comment vous êtes-vous familiarisée aux gestes du métier de nez ?
Emmanuelle Devos - J'ai eu la chance de rencontrer Christine Nagel, le nez des parfums Hermès, qui m'a parlé de son métier et avec laquelle j'ai pu réaliser deux fragrances. Ensemble, on a imaginé L'Ombre Froide, qui renfermerait cette fraîcheur métallique et minérale que l'on peut trouver, en été, dans les maisons aux murs épais. Mais, ayant un penchant pour le poivre, je me suis créé une eau de toilette à base de baies roses et de poivre du Sichuan. J'étais tellement fascinée par cet univers que j'aurais pu rester un mois à ses côtés. Nez est un métier riche, car il demande une grande culture, à la fois historique, géographique et sensorielle. Ce sont des gens qui capturent des émotions et doivent trouver une inspiration constante. Autant de choses qui font écho à mon métier : au théâtre, notamment, il faut parfois essayer mille façons de dire une réplique avant de trouver l'accord parfait.

Après l'odorat, votre attention s'est portée sur l'ouïe puisque vous avez enregistré le Nuage, une série audio pour Spotify. Qu'est-ce que cette expérience vous a appris ?
Emmanuelle Devos - C'était génial ! Le Nuage est un podcast d'anticipation où j'incarne la responsable d'une centrale nucléaire en proie à un accident grave. C'est un peu comme si la catastrophe de Tchernobyl se déroulait en France. Avec Damien Bonnard, nous nous sommes vraiment mis en situation pour que tout sonne juste. Et Nicolas Becker, qui nous a dirigés, est un « designer sonore » extrêmement réputé. C'était à la fois passionnant et très amusant de transmettre les idées et les émotions uniquement par la voix. Ayant un débit assez plat, peu d'inflexions dans mes phrases et ne pouvant pas compter sur les expressions du visage, j'ai dû, pour manifester certains sentiments, apprendre à forcer mon expression orale sans perdre en intériorité.

Au théâtre, vous venez de jouer dans l'Heure bleue, une réunion de famille imaginée par David Clavel. Allez-vous partir en tournée ?
Emmanuelle Devos - C'est le projet sur lequel nous travaillons en ce moment ! Comme c'est une première pièce, il n'est pas toujours facile de gagner la confiance des programmateurs. Mais, à Reims, où nous l'avons créée, et à Paris, cela s'est très bien passé et il faut voir maintenant si cela aura porté ses fruits pour monter une tournée.

Auxquels de vos sens vous fiez-vous le plus dans votre métier ?
Emmanuelle Devos - Quand je recours à mon instinct, ils sont tous sollicités. Lorsque je lis un scénario ou que je travaille un texte de théâtre, je fais évidemment appel à mon cerveau, mais dès que je suis dans le jeu, tous mes sens sont en alerte. Les sensations sont décuplées et la sensibilité est exacerbée. C'est aussi pour ça que j'aime fédérer l'équipe, j'ai besoin de sentir que tout le monde est porté par le projet. Si un régisseur est en train de jouer à Candy Crush pendant ma scène, je ne pourrai pas la tourner. De la même manière, je ne crois pas à l'idée de m'enfermer dans ma loge pour me concentrer : il faut être ensemble pour que ça fonctionne.

Vos choix sont-ils mûrement réfléchis ou fonctionnez-vous aux coups de cœur ?
Emmanuelle Devos - Pour m'embarquer dans une aventure artistique, il faut que je sente une cohérence entre le cœur et l'esprit. En 2020, beaucoup de choses m'attendent : des longs-métrages, des séries, une pour une plate-forme de streaming et une pour Arte, et des projets personnels. En fait, pour que je me lance dans un projet, il faut qu'il m'apparaisse nécessaire.

Mes jours de gloire, d'Antoine de Bary. Sortie le 26 février. Les Parfums, de Grégory Magne. Sortie le 25 mars.

le 16/02/2020